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Mon cher Maître et ami,
Votre bonne lettre, reçue ce matin,
m’a causé de la joie, à vrai dire, j’étais
impatient d’avoir quelques lignes de vous, et
même je les attendais. Le plaisir, pour
être prévu, n’en a pas été moins vif, et je
vous remercie.
Le regret, si amicalement exprimé, de
ce que nous n’ayons pu faire ce voyage en- semble, me touche; vous savez comme j’aurais
été heureux de vous accompagner! En lisant
votre description un peu mélancolique de l’asile
automnal de Regent’s Park mon regret s’aug- mente – malgré les constatations que vous
me communiquez, assez décourageantes. (Je
les prévoyais presque.) Mais votre lettre éveille
en moi le souvenir de Londres …
Ici l’hiver recommence après un automne
clément; il ne se passe rien d’intéressant.
J’ai été du jury pour les examens d’har- monie du Conservatoire; une cinquantaine
de candidats défilèrent devant nos fauteuils, –
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Mon cher Maître et ami,
Votre bonne lettre, reçue ce matin,
m’a causé de la joie, à vrai dire, j’étais
impatient d’avoir quelques lignes de vous, et
même je les attendais. Le plaisir, pour
être prévu, n’en a pas été moins vif, et je
vous remercie.
Le regret, si amicalement exprimé, de
ce que nous n’ayons pu faire ce voyage ensemble, me touche ; vous savez comme j’aurais
été heureux de vous accompagner ! En lisant
votre description un peu mélancolique de l’asile
automnal de Regent’s Park mon regret s’augmente – malgré les constatations que vous
me communiquez, assez décourageantes. (Je
les prévoyais presque.) Mais votre lettre éveille
en moi le souvenir de Londres …
Ici l’hiver recommence après un automne
clément ; il ne se passe rien d’intéressant.
J’ai été du jury pour les examens d’harmonie du Conservatoire ; une cinquantaine
de candidats défilèrent devant nos fauteuils, –
qui n’étaient que des chaises. –
Au cours de composition j’ai, en deux
séances, joué et „commenté“ intégralement „Turandot“ ; j’ai été moi-même
surpris de la compréhension que deux ou
trois auditeurs doués ont manifesté
pour cette oeuvre. J’ai constaté que la
clarté et la pureté de la forme est le
côté par lequel un tel ouvrage se révèle
et s’impose même aux „illettrés de l’art“,
à ceux pour qui votre personnalité créatrice
est une énigme indéchiffrée. Certes ceux qui
en sortant du cours sont allés acheter
„Turandot“ n’en tireront pour le moment
rien de plus que ce que la première audition
leur en a révélé. Mais je dois une fois de
plus reconnaître que vous avez raison : la
forme est la premier et le plus significatif
point de contact entre l’oeuvre et l’auditeur,
la clef du langage.
Stimulé par les gazonillements aériens de
monsieur Nada, j’ai résolu de mon côté
d’enrichir la littérature de la flûte.
J’ai donc dédié une Sonatine à notre
ami m. Biolley, et même, je l’ai écrite.
J’éprouvais la nécessité de laisser un peu
reposer mon gros morceau. Je suis
assez content du petit et désireux d’en
avoir votre avis. Aussi, à votre retour,
je vais vous assiéger avec.
L’édition du „Quintette“ n’a pas
abouti avec Hug ; il m’a fait un sombre
tableau des conditions défavorables dans
lesquelles les éditeurs se trouvent, etc.
J’ai donc renoncé à m’entendre avec
lui et cherche à résoudre autrement la
question.
Je compte partir lundi pour Munich
ou je passerai une quinzaine de jours,
c’est-à-dire le temps de mes vacances
d’automne au Conservatoire.
Au revoir, mon cher maître ; puis-je
vous prier de nous donner encore de vos
nouvelles ? Ma femme me charge de mille
amitiés pour vous, et moi je suis toujours
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<div xmlns="http://www.tei-c.org/ns/1.0" type="split">
<opener><dateline><placeName key="E0500132">Zürich</placeName> le 10 octobre 1919.</dateline>
<salute>Mon cher Maître et ami,</salute></opener>
<p>Votre bonne lettre, reçue ce matin,
<lb/>m’a causé de la joie, à vrai dire, j’étais
<lb/>impatient d’avoir quelques lignes de vous, et
<lb/>même je les attendais. Le plaisir, pour
<lb/>être prévu, n’en a pas été moins vif, et je
<lb/>vous remercie.</p>
<p>Le regret, si amicalement exprimé, de
<lb/>ce que nous n’ayons pu faire ce voyage en
<lb break="no"/>semble, me touche; vous savez comme j’aurais
<lb/>été heureux de vous accompagner! En lisant
<lb/>votre description un peu mélancolique de l’asile
<lb/>automnal de Regent’s Park mon regret s’aug
<lb break="no"/>mente – malgré les constatations que vous
<lb/>me communiquez, assez décourageantes. (Je
<lb/>les prévoyais presque.) Mais votre lettre éveille
<lb/>en moi le souvenir de Londres …</p>
<p type="pre-split">Ici l’hiver recommence après un automne
<lb/>clément; il ne se passe rien d’intéressant.
<lb/>J’ai été du jury pour les examens d’har
<lb break="no"/>monie du Conservatoire; une cinquantaine
<lb/>de candidats défilèrent devant nos fauteuils, –
</p></div>
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qui n’étaient que des chaises. –
Au cours de composition j’ai, en deux
séances, joué et „commenté“ intégrale- ment „Turandot“; j’ai été moi-même
surpris de la compréhension que deux ou
trois auditeurs doués ont manifesté
pour cette oeuvre. J’ai constaté que la
clarté et la pureté de la forme est le
côté par lequel un tel ouvrage se révèle
et s’impose même aux „illettrés de l’art“,
à ceux pour qui votre personnalité créatrice
est une énigme indéchiffrée. Certes ceux qui
en sortant du cours sont allés acheter
„Turandot“ n’en tireront pour le moment
rien de plus que ce que la première audition
leur en a révélé. Mais je dois une fois de
plus reconnaître que vous avez raison: la
forme est la premier et le plus significatif
point de contact entre l’oeuvre et l’auditeur,
la clef du langage.
Stimulé par les gazonillements aériens de
monsieur Nada, j’ai résolu de mon côté
d’enrichir la littérature de la flûte.
J’ai donc dédié une Sonatine à notre
ami m. Biolley, et même, je l’ai écrite.
J’éprouvais la nécessité de laisser un peu
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qui n’étaient que des chaises. –</p>
<p>Au cours de composition j’ai, en deux
<lb/>séances, joué et „commenté“ intégrale
<lb break="no"/>ment „<title key="E0400153">Turandot</title>“; j’ai été moi-même
<lb/>surpris de la compréhension que deux ou
<lb/>trois auditeurs doués ont manifesté
<lb/>pour cette oeuvre. J’ai constaté que la
<lb/>clarté et la pureté de la forme est le
<lb/>côté par lequel un tel ouvrage se révèle
<lb/>et s’impose même aux „illettrés de l’art“,
<lb/>à ceux pour qui votre personnalité créatrice
<lb/>est une énigme indéchiffrée. Certes ceux qui
<lb/>en sortant du cours sont allés acheter
<lb/>„<title key="E0400153">Turandot</title>“ n’en tireront pour le moment
<lb/>rien de plus que ce que la première audition
<lb/>leur en a révélé. Mais je dois une fois de
<lb/>plus reconnaître que vous avez raison: la
<lb/>forme est la premier et le plus significatif
<lb/>point de contact entre l’oeuvre et l’auditeur,
<lb/>la clef du langage.</p>
<p type="pre-split">Stimulé par les gazonillements aériens de
<lb/>monsieur <persName key="E0300684">Nada</persName>, j’ai résolu de mon côté
<lb/>d’enrichir la littérature de la flûte.
<lb/>J’ai donc dédié une Sonatine à notre
<lb/>ami m. <persName key="E0300173">Biolley</persName>, et même, je l’ai écrite.
<lb/>J’éprouvais la nécessité de laisser un peu
</p></div>
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reposer mon gros morceau. Je suis
assez content du petit et désireux d’en
avoir votre avis. Aussi, à votre retour,
je vais vous assiéger avec.
L’édition du „Quintette“ n’a pas
abouti avec Hug; il m’a fait un sombre
tableau des conditions défavorables dans
lesquelles les éditeurs se trouvent, etc.
J’ai donc renoncé à m’entendre avec
lui et cherche à résoudre autrement la
question.
Je compte partir lundi pour Munich
ou je passerai une quinzaine de jours,
c’est-à-dire le temps de mes vacances
d’automne au Conservatoire.
Au revoir, mon cher maître; puis-je
vous prier de nous donner encore de vos
nouvelles? Ma femme me charge de mille
amitiés pour vous, et moi je suis toujours
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<div xmlns="http://www.tei-c.org/ns/1.0" type="split"><p type="split">
reposer mon gros morceau. Je suis
<lb/>assez content du petit et désireux d’en
<lb/>avoir votre avis. Aussi, à votre retour,
<lb/>je vais vous assiéger avec.</p>
<p>L’édition du „Quintette“ n’a pas
<lb/>abouti avec Hug; il m’a fait un sombre
<lb/>tableau des conditions défavorables dans
<lb/>lesquelles les éditeurs se trouvent, etc.
<lb/>J’ai donc renoncé à m’entendre avec
<lb/>lui et cherche à résoudre autrement la
<lb/>question.</p>
<p>Je compte partir lundi pour Munich
<lb/>ou je passerai une quinzaine de jours,
<lb/>c’est-à-dire le temps de mes vacances
<lb/>d’automne au Conservatoire.</p>
<p>Au revoir, mon cher maître; puis-je
<lb/>vous prier de nous donner encore de vos
<lb/>nouvelles? Ma femme me charge de mille
<lb/>amitiés pour vous, et moi je suis toujours</p>
<closer><salute>votre très affectueusement dévoué</salute>
<signed><persName key="E0300376">Philipp Jarnach</persName></signed></closer>
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